Réalisateur : Terry Gilliam

 

Scénario :

- David Webb Peoples

- Janet Peoples

 

Producteurs : Charles Roven

 

Directeur photo : Roger Pratt

 

Décorateur : Jeffrey Beecroft

 

Musique : Paul Buckmaster

 

Acteurs :

- Bruce Willis

- Madeleine Stowe

- Brad Pitt

- Christopher Plummer

- David Morse

- Franck Gorshin

    

Genre : Fantastique

 

Année : 1995

 

Durée : 2 h 10

 

Origine : Américain

 

Distribution : UFD

 

Titre original : 12 Monkeys

 

 

 

Résumé :

 Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification eut lieu » 1... dans un aéroport, quelques semaines avant l’épidémie foudroyante qui décima la quasi-totalité de l’humanité Nous sommes en 2035. Un prisonnier, James Cole, extrait comme un rat de sa geôle, se voit proposer une remise de peine par une sorte de tribunal (le conseil des savants) qui gouverne les rares survivants réfugiés dans des souterrains infâmes. Il lui faut accepter d’être volontaire pour une expérience à haut risque : remonter à l’origine du virus pour l’analyser et le vaincre, donc remonter dans le temps. Pour tester Cole, on l’expédie d’abord à la surface dévastée de la planète, peuplée uniquement de bêtes sauvages échappées d’un zoo. Il en ramène une araignée vivante. On l’envoie alors, apparemment par erreur, en 1990, quelques années avant le cataclysme. Sa connaissance du futur autant que sa violence entraînent son internement dans un asile d’aliénés. Il y fait connaissance d’une psychiatre, Kathryn Railly, et de Jeffrey Goines, un jeune dément animé d’une rare fureur contre son père, éminent épidémiologiste. Cole se heurte à l’incompréhension des psychiatres qui le jettent dans un cul-de-basse-fosse. Le conseil des savants le récupère et le réexpédie en 1917, au beau milieu des tranchées de la Première Guerre mondiale. Cole se retrouve enfin en 1996, année de la catastrophe. Il kidnappe Kathryn Railly, dont il est tombé amoureux, et part à la recherche de l’Armée des douze singes, organisation écologiste dirigée par Jeffrey Goines. A l’aéroport, Cole découvre le véritable responsable de la propagation du virus et tente de le rattraper. Les visions qui le hantaient s’organisent soudain en une scène violente, celle de sa propre mort. Cole est tué, et plus rien n’empêchera la propagation du virus.

 

Note de la production :

Dans la production actuelle des studios américains, dominée par les lois de l'efficacité commerciale et par un esprit souvent infantile s'évertuant à séduire le jeune public, L'Armée des douze singes de Terry Gilliam fait figure d'exception majeure. C'est un film qui porte à son accomplissement le talent visionnaire d'un réalisateur occupant une place à part dans le cinéma américain (pas seulement parce qu'il est souvent pris pour un Anglais), sur un scénario inspiré par un trésor du cinéma d'auteur, La Jetée de Chris Marker. Autour de quelques motifs qui pourraient être hollywoodiens (un héros incarné par Bruce Willis, une aventure fantastique, une histoire d'amour), L'Armée des douze singes développe une fiction du chaos qui vise moins l'efficacité d'un film d'action que l'étrangeté surréaliste d'un récit aux infinies méandres temporels. Et loin de tout infantilisme, Terry Gilliam nous donne, dans le sillage de Chris Marker, une vision mélancolique et poignante de l'enfance, espacetemps mythique qui hante confusément le héros de L'Armée des douze singes, mais qui ne peut être rejoint que dans la mort. A toute cette étrangeté, s'ajoute celle du grand bric-àbrac baroque que dessine l'univers de Terry Gilliam, où les décors comme les corps sont déformés par l'oeil surhumain de la caméra. Cette force visuelle, qui est l'élément le plus frappant et le plus directement séduisant de L'Armée des douze singes, souligne aussi son étonnante nature d'objet d'art conceptuel, oeuvre d'un cinéaste plasticien et graphiste. Des lois hollywoodiennes aux libertés de la création, Terry Gilliam ouvre nos yeux sur un cinéma moderne, parvenu à l'âge de tous les possibles.

 

Le récit :

L'Armée des douze singes nous donne à voir le monde à travers les yeux de James Cole : un point de vue ambigu.

 

L ’Armée des douze singes obéit à une construction cyclique qui ne laisse aucune ouverture sur un quelconque monde en dehors du film. Le film se nourrit en quelque sorte de luimême. D’où la complexité du récit. Apparemment, il se veut linéaire, c’est-à-dire que chaque événement découle de la péripétie précédente et entraîne la situation suivante. Mais la narration est constamment perturbée par le paramètre temporel : futur, passé, présent se heurtent, quelquefois se mélangent. Vieux rêve cinématographique que le génial Griffith tentait d’explorer en 1915 dans Intolérance où il mélangeait dans la même histoire, Babylone, le Christ, le massacre de la Saint-Barthélémy et finalement l’époque contemporaine. Le développement de la science-fiction, à partir de la théorie de la relativité, a illustré et donc rendu compréhensible ce mélange des temps. Quant aux spéculations que la théorie de la relativité a suscitées, elles ont induit des modifications structurelles du récit, qui ne se développe qu’en terme paradoxal.

 

 

Ainsi dès le début : la netteté d'un regard d'enfant, sa pureté, son innocence mais aussi sa crainte et son angoisse glissent sur une réalité floue, associant souvenir et onirisme, à l'intérieur de laquelle s'immisce une voix lointaine, comme venant extirper d'un lourd et profond sommeil James Cole, adulte et prisonnier.

 

ANALYSE En à peine une minute, un rêve devient cauchemar, l’enfance subit la violence du monde, la beauté se fait hideur, le sentiment de liberté n’est que le déguisement d’un univers concentrationnaire et inhumain, radicalement délirant. Le temps est définitivement détraqué. Le présent est déjà le passé qui est déjà le futur. Telle est la base de la construction du film avec les thèmes qu’elle génère. D’abord et avant tout celui de la violence puisque l’enfant voit le « meurtre ». On verra plus tard que cette violence est le produit d’une société patriarcale (d’où la place capitale occupée dans le film par le père et la figure de l’autorité dans ce qu’elle a, apparemment, de moins récusable : l’autorité scientifique). Thème conjoint du fils et de sa fuite perpétuelle loin d’un futur et d’un passé imposés et qui le cernent, donc en quête d’un présent insaisissable, de son présent. Le film peut dès lors organiser et développer en volutes sa complexité.

 

 

Extrait de force du fond de sa geôle, James Cole se voit désigné volontaire pour exécuter une mission. Dans une sorte de souterrain suintant, sale et délabré, il subit des séances poussées de désinfection, revêt des combinaisons caoutchouteuses à l'allure de préservatifs et, par une bouche d'égout, sort à l'air libre, c'est-à-dire hautement vicié, d'une ville neigeuse et désertée, vestige du cataclysme annoncé dans le prégénérique. Nous sommes dans le futur, en 2035. Tout est à l'abandon, désolé. James Cole se saisit précautionneusement d'un insecte vivant puis d'une araignée, qu'il range dans une boîte hermétique. Des ours et des lions errent dans les rues. Il découvre ce qui , jadis, fut certainement un grand magasin. Avant de rentrer dans le souterrain il met à jour, près de la bouche d'égout, sous la neige, une inscription sur fond d'affiche rouge : " On l'a fait ".

 

ANALYSE Après l’ouverture purement visuelle, le film peut réellement commencer. Relevons, déjà, l’un des principes de sa construction : tous les éléments qui joueront un rôle dans l’histoire nous sont montrés bien avant que nous saisissions leur place et leur fonction dans le déroulement des événements. Les détails ont toujours la priorité sur l’ensemble. La signification de l’inscription « On l’a fait » sera même, presque jusqu’à la fin du film, interprétée de manière erronée.

 

De retour dans sa prison, James Cole compara?t devant le tribunal des scientifiques. Ambiance glaciale, menaçante, telle que pourrait la ressentir un cobaye dans une expérience de laboratoire. Cole est enchaîné comme un condamné à mort. Il est considéré comme un ultra violent. Mais ses capacités le condamnent à accepter la mission de ramener toute information sur le virus meurtrier.

 

ANALYSE Nous épousons le point de vue de Cole et nous le regardons comme une victime. La scène procure une forte impression d’ambiguïté : qui est paranoïaque ? Nous sommes placés dans la situation de croire que l’agressivité appartient uniquement à la communauté scientifique et par extension à la science elle-même et qu’en aucun cas la folie ne peut être le fait de Cole. Ambiguïté aussitôt relayée et aggravée par la séquence suivante.

 

 

Rupture brutale. Une vieille femme à l'allure de folle, d'illuminée millénariste ou de poétesse, vaticine devant une toile surréaliste copiant les perspectives chères aux humanistes du quattrocento. Dans la maigre assistance qui l'écoute retentit la sonnerie dérangeante d'un téléphone portable. Sa propriétaire, gênée, s'éclipse : la psychiatre Kathryn Railly part, en urgence, au poste de police. Cole dans un accès de démence a blessé plusieurs policiers et a été tabassé à son tour : une erreur des scientifiques l'a transporté non en 1996, mais en 1990, et les informations qu'il posséde ne lui servent à rien. On est en pleine violence. Cole se retrouve en asile d'aliénés. Il y rencontre Jeffrey Goines, fils révolté d'un illustre et richissime savant biologiste, à la fois père haï et dieu omnipotent.

 

ANALYSE Ainsi entre dans le récit la psychiatre Kathryn Reilly, comme une nécessité : elle est celle que Cole attend pour le justifier, pour être l’avocate, l’amante, la mère douce et compréhensive, celle qui pourra s’opposer aux autres scientifiques. Le jeu de construction consiste donc à placer le récit en anamorphose. Si l’on prend Cole pour un malade qui veut faire entrer les autres dans sa démence pour en prouver la raison, il est logique que viennent à lui Kathryn, comme alliée et témoin et de sa lucidité et de sa santé mentale, et Jeffrey (projection probable et double de Cole à vingt ans) comme relais chargé, par un jeu justement surchargé, de le dédouaner de sa folie aux yeux des autres. Dès lors la fiction temporelle (fiction de science-fiction) sert d’alibi (comme on dit en terme de scénariste hollywoodien de « gimmick »). Le public doit accepter l’hypothèse imaginaire contre l’évidence de la raison, mordre au leurre de l’Armée des douze singes. Il faut que Cole apparaisse comme le sensé, le sage et martyr qui se dévoue pour sauver l’humanité et que la société manifeste sa folie. C’est elle qui porte la violence par ses institutions (police, hôpital psychiatrique), les rapports inhumains, ses expériences de vivisection, c’est elle qui transforme les hommes en légumes avec sa télévision, ses jeux imbéciles, ses calmants chimiques. D’ailleurs, la folie apparente de Cole est forcément une erreur de diagnostic. En effet, comme par hasard, les savants du futur ont fait une erreur dans leur calcul et l’ont envoyé en 1990, et non en 1996. Voilà qui démontre que notre héros, ne pouvant exécuter la mission du futur, ne peut que paraître complètement fou en 1990. Même si nous le surprenons en train d‘instiller dans l’esprit dérangé de Jeffrey son envie de détruire l’humanité et lui suggérer subrepticement l’idée de l’Armée des douze singes.

 

 

Retour au futur que nous comprenons être maintenant le lieu de l'esprit malade de Cole, son refuge et sa terreur. Et renvoi dans le passé. 1917 d'abord. Comme pour démontrer que ce n'est pas Cole qui est détraqué mais la machine et les calculs des savants dont la soi-disant rigueur scientifique n'est pas fiable. Enfin parvenu en 1996, Cole entraîne de force Kathryn Railly dans sa traque des responsables de la propagation du virus, mais tous deux font fausse route : Jeffrey Goines est un innocent rêveur, et c'est de l'anonyme assistant de son père que le danger viendra. Désormais persuadée que Cole dit la vérité,Kathryn Railly d?cide de fuir avec lui. Mais à l'aéroport, Cole est tué.

 

ANALYSE La voie est libre pour Cole, qui peut se projeter dans la figure du sauveur de l’humanité. Seul contre tous, comme tout héros américain façonné par Hollywood, aidé par la femme qui croit en lui, il entreprend de découvrir qui mène l’Armée des douze singes. Jeffrey Goines, évidemment. Mais puisque celui-ci est une part de luimême, il ne peut être coupable. Juste un junkie qui disjoncte. Non, le vrai coupable est nécessairement un savant, la science donc, qui elle-même prend la relève de Cole, exécute son projet et concrétise sa révolte.

 

Le tournage :

Projet atypique dans le cinéma américain, L' Armée des douze singes a vu son originalité sauvée par la volonté de Terry Gilliam de ne pas se plier aveuglément aux lois des studios.

 

Les stars, pas les dollars

Après plusieurs années pendant lesquelles Terry Gilliam ne parvint à mettre en chantier aucun de ses projets, le studio hollywoodien Universal lui fit parvenir un scénario intitulé Twelve Monkeys (littéralement, Douze singes). Ecrite par David Peoples, le scénariste de Blade Runner de Ridley Scott et de Impitoyable de Clint Eastwood, qui travailla cette fois avec sa femme Janet, l’histoire de L'Armée des douze singes s'inspirait du court métrage de Chris Marker, La Jetée, pour donner la vision étonnante d'un homme perdu entre plusieurs époques, passées et futures. Le scénario enthousiasma Terry Gilliam : l'imaginaire et l'atmosphère de L’Armée des douze singes étaient si proches de son propre univers qu'il vit là la possibilité de se mettre au service d’une histoire sans chercher à vouloir absolument la marquer de son empreinte. Pour garder le contrôle du film et ne pas être à la merci des désirs des stars, Gilliam souhaita d'abord faire appel à des acteurs peu connus. Les émissaires du studio protestèrent et passèrent des journées entières à le persuader de la nécessaire présence d'une ou de plusieurs stars pour assurer au film une bonne carrière en salles. Après maintes hésitations, le metteur en scène se conforma aux voeux d’Universal et mentionna les noms de Nick Nolte et de Jeff Bridges. Le studio, qui ne voulait ni de l'un ni de l'autre, suggéra Bruce Willis. Celui-ci avait en effet manifesté son désir de tourner avec Terry Gilliam et s'était déjà vu refuser le rôle tenu par Jeff Bridges dans Fisher King. Une après-midi passée avec la star de Piège de cristal suffit à Terry Gilliam pour donner son accord. En pleine gloire, Brad Pitt manifesta alors son désir d'interpréter Jeffrey Gones, voulant prouver qu'il pouvait rompre avec l'image de jeune premier hollywoodien qui lui collait à la peau. Son désir de tourner L’Armée des douze singes, aussi vif que celui de Bruce Willis, séduisit Gilliam. Mais le réalisateur, qui tenait à garder l’esprit d’une petite production même dans le cadre hollywoodien, demanda à ses deux acteurs vedettes de renégocier leur cachet habituel à la baisse : Bruce Willis fut payé au pourcentage sur les recettes et Brad Pitt ne gagna qu'un demi million de dollars, soit trois fois moins qu’il ne pouvait prétendre. Ils ne furent pas les seuls à devoir se plier à un principe de « réalisme économique » rare dans les studios américains. Le budget de L’Armée des douze singes était en effet évalué à 29, 5 millions de dollars, alors que le coût moyen d'un film hollywoodien (sans recherche visuelle particulière) est de 34 millions de dollars. Le tournage commença lorsque toute l’équipe fut d'accord pour accepter des salaires inférieurs à la normale.

 

Kevin Costner fait diversion

Conseillé par David et Janet Peoples, Gilliam choisit les paysages industriels délabrés de Philadelphie et de Baltimore comme lieux de tournage : « Cela me fascinait par avance de tourner à Philadelphie parce qu’il se dégage de son architecture un incroyable parfum de décadence et de pourriture. Or j’ai tout de suite ressenti L’Armée des douze singes comme un film sur l’échec, la décomposition, la nostalgie ». Un ancien pénitencier devint l'hôpital psychiatrique où se jouent plusieurs scènes du film, Gilliam trouvant ce décor plus approprié à son sujet que les hôpitaux modernes, qui ressemblent à des bureaux. Ce pénitencier-hôpital étouffant exprimait aussi parfaitement la sensibilité du personnage de James Cole qui, étant probablement schizophrène, voit les choses d'une manière totalement paranoïaque. Enfin, le choix de décors naturels allait dans le sens de la rigueur budgétaire souhaitée par Gilliam (car moins onéreux que des décors entièrement fabriqués en studio), et lançait un défi à son inventivité de metteur en scène. Mais sa liberté artistique lui fut également assurée par un heureux concours de circonstances. En même temps que L'Armée des douze singes, le studio Universal produisait en effet le film de Kevin Reynolds, Waterworld, avec Kevin Costner, dont le budget était le plus cher de l'histoire du cinéma américain. Les producteurs exécutifs du studio focalisaient toute leur attention sur cette dispandieuse odyssée aquatique et ne cessaient de se rendre à Hawaï pour s’assurer du bon déroulement de ce tournage qui mettait en péril Universal. Loin du regard des « espions » du studio, Terry Gilliam put ainsi tourner son film en toute liberté, faisant du cinéma hollywoodien à sa façon, bien personnelle.

 

Les Personnages :

En suivant Terry Gilliam dans son imaginaire fantasque, les acteurs de L'Armée des douze singes se mesurent à des personnages forts, et à un monde où la raison vacille.

 

BRUCE WILLIS / JAMES COLE

Né en 1955 dans une garnison américaine en Allemagne, Bruce Willis est aujourd'hui une des stars hollywoodiennes les plus populaires et puissantes. Révélé par la série télévisée Clair de lune en 1985, cet acteur de comédie retint l’attention de Blake Edwards (Boire et déboires, 1987), mais c’est un film d’action qui le propulsa au sommet du box-office, Piège de cristal de John McTiernan (1988), faisant de lui un subtil challenger face aux héros musclés incarnés par Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger. Devenu une figure familière du cinéma à grand spectacle (Le Dernier Samaritain de Tony Scott, 1991, Une journée en enfer de John McTiernan, 1995, Le Cinquième Elément de Luc Besson, 1997, Armageddon de Michael Bay, 1998), Bruce Willis n’a pour autant pas renoncé à ses étonnantes compositions dans le registre comique (La Mort vous va si bien de Robert Zemeckis, 1992, Breakfast of Champions de Alan Rudolph, 1999), et, star atypique, il a manifesté un grand discernement et une belle liberté en acceptant de tenir des rôles secondaires dans des films indépendants, notamment Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarantino. Interpréter le personnage de James Cole dans L'Armée des douze singes reste le choix le plus audacieux de sa carrière, et la meilleure illustration de l’étendue et de la subtilité de son jeu, de la pure présence physique (le début du film) à la pure émotion (la fin, et particulièrement la scène du cinéma avec Madeleine Stowe). James Cole est un homme miné par un traumatisme d’enfance : la scène d'une extrême violence à laquelle il a assisté. Ce choc a développé son caractère agressif et asocial. Personnage instable, à l'évidence paranoïaque et présentant tous les symptômes de l'aliénation, James Cole, quoique considéré comme un fou furieux, présente dans le même temps une sensibilité aiguë, qui aspire à la paix, la tendresse et la douceur. C'est cette contradiction qui donne toute son envergure au personnage.

 

BRAD PITT / JEFFREY GOINES

Né le 18 décembre 1963 dans l’Oklahoma, Brad Pitt débute au cinéma en 1987 avec des figurations non créditées et des participations mineures, avant d’obtenir le rôle titre de la comédie romantique Johnny Suede (1991), de Tom DiCillo, et de se distinguer, la même année, dans Thelma et Louise de Ridley Scott. Au milieu coule une rivière (1992), de Robert Redford, donne à Brad Pitt une place de choix dans la tradition des jeunes premiers et des séducteurs de l’écran. Devenu star (après Légendes d'automne de Ed Zwick, en 1994), c’est à des rôles plus troubles qu’aspire le comédien, désireux d’échapper à son image trop lisse d’ange blond : Entretien avec un vampire (1994), de Neil Jordan et Seven (1995) de David Finchersauront créer le trouble, déjà grand dans L’Armée des douze singes, où le visage de Brad Pitt est déformé par des grimaces simiesques et une folie malaisante. Acteur de tempérament, pas toujours heureux dans ses choix (Sept ans au Tibet, 1997, de Jean-Jacques Annaud), Brad Pitt cherche maintenant le metteur en scène qui le mettra sur la voie de la maturité. En pleine révolte, exalté, violent, Jeffrey Goines peut être considéré comme la projection adolescente de James Cole. Il se révolte contre le père, considéré comme un Dieu, donc contre la société toute entière, et n'aspire qu'au désordre absolu, au chaos total. Mais s’il semble possédé, ses jeux sont encore ceux d’un enfant farceur, fier d’avoir bravé l’interdit en libérant les animaux sauvages dans la ville : une « grosse bêtise » bien innocente, sans conséquence.

 

MADELEINE STOWE / KATHRYN RAILLY

Terry Gilliam rencontra Madeleine Stowe lorsqu’il projetait de porter à l’écran le Conte des deux villes de Charles Dickens, quelques années avant de réaliser L’Armée des douze singes, qui reste le film le plus marquant de cette actrice, également dirigée par Robert Altman (Short Cuts, 1993), et récemment par Simon West dans Le Déshonneur d’Elisabeth Campbell (1999). La doctoresse et psychiatre Kathryn Railly est une projection de l'image de l'amour à la fois féminin et maternel : elle est peut être entièrement imaginée par James Cole pour apaiser ses angoisses. Mais elle incarne aussi la raison : psychiatre, celle du savoir, et femme amoureuse, celle du coeur. A moins que ce ne soit la folie, entre psychiatrie et amour fou.

 

 

La mise en scène :

Terry Gilliam déconstruit l'espace cinématographique pour construire un monde visuellement renversant, où tous nos repères sont bouleversés.

 

L’Armée des douze singes se présente comme une sorte de déferlement d’objets et éléments hétéroclites sans liens apparents entre eux et pourtant étroitement liés, imbriqués les uns dans les autres. Un désordre incessant masque une écriture hautement maîtrisée et cohérente. Car le principe même de la mise en scène illustre la célèbre citation shakespearienne : un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot. Ce principe s’appuiera sur la volonté d’exagération. Ici, aucun plan ne peut se revendiquer des notions de classicisme, de normalité, de quotidienneté. Même le qualificatif de baroque paraît trop sage pour restituer l’impression délirante qu’éveille le film. Nous sommes constamment soumis à un bombardement d’effets déformants, violents dans leur étrangeté, toujours insolites et fascinants. A l’évidence, la mise en scène applique les lois de la bande dessinée et plus encore celles du cartoon, du dessin animé : toute forme est variable, mutante. Cette mise en scène se plie donc davantage aux lois de l’onirisme qu’à celles de la raison ordinaire, à un imaginaire débridé qu’au respect imitatif de la nature. Et pourtant, tel est l’enjeu de Gilliam : il s’agit, au terme de ce travail forçant l’exagération, de se manifester comme « réaliste ». Les moyens utilisés sont multiples. A commencer par toutes les distorsions obtenues par un usage fréquent des courtes focales, et les déformations des visages, des corps et des objets, violentes, souvent grotesques ou terrifiantes, qui en découlent. En résulte aussi l’effet schizoïde qui procure la sensation optique que l’espace est scindé en deux dans le sens de la profondeur et que le fond se détache ainsi de la surface, et même s’y oppose. Sans compter les effets d’accentuation que libère l’emploi des grands angles, couplés à des mouvements d’appareil qui semblent flotter, valser dans l’espace. Avec en prime, l’instabilité constante de la caméra, qui semble ne plus prendre comme repère le niveau de l’horizontalité, mais choisir la verticalité comme axe principal de ses positions et déplacements. Impression aberrante certes, sans fondement véritable, mais nécessaire pour nous plonger dans l’univers de la folie. Car cette verticalité, toujours présente, impose d’abord sa loi à chaque angle de prise de vue. C’est le règne ici des plongées et contre-plongées souvent excessives, et qui aux moments critiques deviennent radicales. Ainsi, lorsqu’il est enfermé pour démence en 1990, James Cole est alors vu de haut, la caméra suspendue sur lui, dans une sorte de puits dont nul ne peut s’échapper. Cette plongée violente appelle une contre-plongée toute aussi brutale : par en dessous, la caméra regarde le plafond et distingue dans celui-ci une bouche d’aération. Seule une mouche pourrait y passer pour s’échapper. Dans son délire, James Cole aime à s’imaginer qu’il pourrait réussir son évasion de cette façon. Mais dans cet exemple, le jeu de la fermeture, voire du blocage de la plongée par sa contre-plongée, suggère l’idée de la tombe. Une tombe pour vivant, non plus horizontale comme il est usuel, mais verticale, celle du cul-de-bassefosse dans lequel Cole est jeté. La verticalité dément l’aspiration au repos qu’implique l’horizontalité. Elle engage une tension dynamique entre la pesanteur de l’angoisse de la mort, éprouvée au fond du trou, et le besoin irrépressible de légèreté, de liberté, d’évasion vers le haut, qu’appelle l’instinct de survie. La verticalité est l’axe moteur, la figure mère de L’Armée des douze singes. Elle y exprime la folie.

 

Ligne de vie, ligne de fuite : Dans La Jetée, Chris Marker jouait déjà, comme le fera Gilliam, avec lÕillusion : celle du mouvement, celle d'une fuite possible pour son personnage.

Pour mettre en évidence les particularismes de la mise en scène de Terry Gilliam, il est intéressant de se référer à La Jetée de Chris Marker, et tout particulièrement à la scène finale, où le héros de ce film court vers la fille de ses rêves, avant d’être tué en plein élan, sur l’immense terrasse de l’aéroport d’Orly, surnommée la jetée. C’est sur l’horizontalité que Chris Marker compose plastiquement ses plans-photographies. C’est très sensible dans le premier de cette scène, où l’homme, de dos, saisi dans son effort, pénètre dans la foule. Celle-ci bouche l’horizon en formant une ligne horizontale. Elle accentue le sentiment de fixité que créent les images arrêtées du film de Marker. Le second plan, en revanche, élimine les intrus. Il présente la nudité d’une abstraction. Ne restent que la perspective de la jetée et l’homme dans sa course. Ici, l’horizontalité dessine spatialement la trajectoire de l’homme, et symboliquement sa ligne de vie. Les minces verticales des lampadaires dessinent des lignes de fuite qui mettent en valeur la perspective. Le troisième plan rend soudain très présent le but qu’il lui faut atteindre, ce visage de jeune femme tant désiré. Elle regarde l’objectif de l’appareil photo comme pour mieux fermer, telle une Parque, la course de l’homme. Et, en effet, le quatrième plan, déséquilibré, montre la mort de cet homme, comme un oiseau touché en plein vol. Soudain, la verticalité l’emporte, les lignes de fuite disparaissent, ainsi que toute perspective, en même temps qu’est brisée la ligne de vie. Dans L’Armée des douze singes, où l’horizontalité est combattue par l’esthétique de Terry Gilliam, un plan rappelle cependant le travail de Chris Marker sur l’espace. Il s’agit d’un tableau qui copie à la manière surréaliste les perspectives chères au quattrocento, montré en plan rapproché au début de la partie du film qui se situe en 1990. Dans ce tableau, tout est horizontalité, équilibre, harmonie, symétrie, au point qu’il en ressort un sentiment inquiétant. D’ailleurs, par un zoom arrière, une femme échevelée, l’air d’une folle, entre dans le champ et pérore en divaguant. Ce tableau repose sur les principes de la perspective. Il semble offrir une grande possibilité de lignes de fuite. Sauf que celles-ci s’inscrivent sur la surface plane, lisse, sans relief de la toile de l’écran ou du tableau. Loin d’être une ouverture, une chance d’évasion, cette représentation picturale éveille une impression de fermeture. Elle est donnée à voir comme source d’illusion et d’artifice. Elle trompe toute espérance. Elle est plus redoutable que n’importe quel mur de prison ou d’hôpital psychiatrique. Chez Marker, la perspective est de même trompeuse : elle dessine une échappée et suggère un mouvement alors que l’homme arrive au bout de sa vie (l’espace se referme) et que le temps s’arrête (rendu à la fixité des images par l’espion de l’avenir, qui tue cet homme fuyant le temps).

 

Flashes éclairants : Terry Gilliam utilise le flash-back comme un langage de signes qui, peu à peu, donnent forme à un monde brutal et trompeur.

La scène de l’aéroport constitue le moment clé de L’Armée des douze singes. Il s’agit d’un moment fragmenté, morcelé dans tout le film, qui revient comme un leitmotiv, et que son incessante répétition transforme vite en obsession. Cette scène fait surgir un trauma mais aussi une fascination, un émerveillement (la vision de la femme), et une douleur secrète. Elle libère la violence mais aussi son contraire, un besoin irrépressible de douceur, de paix et d’amour. Elle est vue par un enfant et on sait que Gilliam a conçu son film en fonction du premier et du dernier plan, c’est-à-dire en fonction de ce regard d’un magnifique bleu sur un monde qui court à sa mort. Ce type de scène et son utilisation ont pour nom flash-back. En français, retour en arrière. Le flash-back a pour fonction d’évoquer ou faire resurgir un souvenir passé. Mais ce procédé, qui est à la base du récit cinématographique, connut très vite une extension dans son usage : il peut également projeter une pensée, visualiser le futur, répéter un présent. Gilliam veut se servir de tous ces possibles et en jouer dramatiquement. Il prend d’abord le flash-back au pied de la lettre. Il  insiste avant tout sur le flash, c’est-à-dire sur des éclats de souvenir qui se heurtent, s’entrechoquent comme des images non encore montées, à l’état brut. Des images qui se succèdent d’une façon discontinue alors que la musique, en contraste, sur un tempo très lent et une tonalité très mélodieuse, apporte cette continuité nécessaire à l’intensité de la scène. Autour du regard bleu de l’enfant, cette scène reprend, à différents moments du film, des éléments semblables, mais vus sous des angles différents. Une aérogare qui évoque une sorte de tunnel où les gens avancent et parfois se heurtent. L’enfant luimême, toujours saisi par ce qu’il voit. Une valise aux multiples étiquettes collées. Un homme habillé en jaune, ses cheveux roux ramenés en queue de cheval. Un autre homme qui le poursuit et chute, transpercé par une balle. Une femme qui court, crie sans émettre un son, vole vers lui, se jette à terre sur son corps mortellement blessé. Un revolver. Des policiers en position de tir. La foule paniquée. Tous ces éléments sont stables, sauf un. Il s’agit de l’homme rouquin à la queue de cheval. Il est d’abord indéfinissable. Il n’est vu que de dos, exactement comme celui qui le poursuit. Seuls le ciré jaune de l’un et la chemisette bariolée de l’autre les distinguent vaguement. Mais l’impression de confusion suggère l’idée du double, chère au fantastique : l’homme à la chemise bariolée (James Cole) se poursuit lui-même. Dans un des flashes-back montrant la scène de l’aéroport, le rouquin prend la figure de Jeffrey Goines. Celui ci semble être le complice de l’enfant et lui crie « Attention ! ». Comme si Jeffrey, entre l’enfance et l’âge adulte, figurait James Cole à sa période de révolte adolescente. Révolte qu’exacerbe une sensibilité blessée à vif par la cruauté barbare d’une science sans conscience qui impose sa loi et son autorité par la violence. Enfin, ce personnage changera une dernière fois d’identité. Sous l’apparence d’un individu sans charme, veule et falot. il deviendra l’assistant du Docteur Goines. Seul un scientifique est assez dément pour détruire l’humanité (puisque c’est ce à quoi, selon Cole, mène la science) et seul un James Cole peut tenter héroïquement de stopper un crime qu’il a lui-même initié, conçu, voulu. Telle est la vision radicalement pessimiste du monde qu’avec douleur et désolation contemple, incrédule, stupéfait, fasciné, le regard pur et confiant de l’enfant à jamais trahi.

 

L'éternité devant soi : Le cauchemar de James Cole est aussi l"expression de sa fascination sans fin pour une femme de rêve, à laquelle tout le ramène.

Si Gilliam joue sur la répétition des éléments du flash-back, il travaille en même temps sur la diversité des scènes où surgit ce flash-back. Le premier, donc, ouvre le film. La vision franche et nette du regard de l’enfant se trouble rapidement et se noie dans une lumière surexposée. Des sons confus, des voix étouffées, s’enchaînent étrangement, accentuant l’impression de déréalisation. Le cadre est déséquilibré et penche fortement vers la gauche. Les mouvements sont contrariés par un ralenti puissant. D’emblée, le climat est donné : nous sommes plongés dans un univers totalement subjectif et mentalement dérangé, évoquant le souvenir de l’événement apparemment objectif qui se déroule devant nous. Cette apparence objective justifie et étaye, en réalité, le délire qui commence. Le second retour du flash-back est lié à la partie du film située en 1990. Cole, face aux psychiatres, sent leur hostilité et leur incrédulité. Le Docteur Railly, sa psychiatre, se montre en revanche compréhensive. Elle l’interroge sur son enfance, émet l’impression qu’elle l’a déjà rencontré, et elle est même prête à accepter l’explication aberrante selon laquelle Cole ne peut obtenir son correspondant au téléphone puisque c’est en 96 qu’il est censé faire cet appel. Aussitôt survient le flash-back, traité d’une manière incohérente. Valise et ciré jaune dans le sens illogique droite gauche. L’enfant. La valise. La femme, en ralenti , très présente à l’image, comme suspendue dans les airs. L’enfant frappé de stupeur. Le revolver. La foule qui court. L’extrême fragmentation des éléments sert à mettre en évidence la force obsessionnelle d’un sentiment d’une image primordiale : celle d’une femme, d’un type de femme, d’une expression de souffrance extatique de la femme, à jamais gravée dans l’esprit et le désir d’un enfant. C’est la bouche d’aération par laquelle Cole « s’évade » de 1990 qui déclenche le troisième flash-back. Puisque, prétendument, Cole s’est évanoui dans les airs, le son d’un avion qui décolle fait, par association, l’enchaînement. L’idée, ici, est que Cole doit s’évader car il est le seul à pouvoir découvrir qui est le chef de l’armée des douze singes. Très surexposé, quasi invisible, l’enfant surveille le ciel, puis tourne le dos pour ne pas voir. Les hommes armés vont tirer. L’enfant regarde... Jeffrey qui le regarde avec de gros yeux : « Attention ! » (sous entendu « ne trahit pas notre secret »). Au quatrième surgissement du flash-back, nouvelle variante. En fuite avec la femme, Kathryn Railly, réfugié dans un hôtel, Cole, avec terreur fait un cauchemar. Flash-back. Vu de dos, l’homme tombe. Répétition, en plan plus large, la même action. Plan très rapproché sur la perruque de l’homme à terre. La femme, vue d’une manière frontale, court vers la caméra, mais son mouvement semble ne pas pouvoir lutter contre une puissance invisible, que Gilliam figure en utilisant le ralenti. L’enfant. Elle à nouveau, de profil, hurlant. Dans son cauchemar, Cole se voit vivre sa mort, se voit dans son regard d’enfant. Enfin, ultime retour de cette scène, traitée en lumière réaliste. L’action générale est décomposée en différents moments pour parvenir à celui crucial de la femme à la recherche du regard de l’enfant. Ainsi Cole serait toujours vivant. L’enfermement amoureux se perd dans un éternel recommencement : le flash-back s’est mis en boucle.

 

L'idée fixe de James Cole : Dans l'immobilisme, Terry Gilliam fait surgir le mouvement délirant de l'imaginaire, jusqu'au vertige.

Plus que d’autres, le cinéma de Gilliam, est concerné par la problématique de l’image fixe et de l’image mobile. On sait que le cinématographe repose sur une imposture. Il prétend enregistrer le mouvement de la vie alors que c’est le déroulement de la pellicule, entraînée par le mécanisme de la croix de Malte, qui crée cette illusion. Le mouvement n’est que le produit du défilement de 24 photos fixes par seconde, derrière l’objectif, devant le projecteur. Ainsi, l’image fixe existe mais ne s’anime que grâce à l’appareil cinéma. L’image mobile n’existe pas sauf au cinéma. De cette opposition factice, l’imaginaire cinématographique tirera une dualité fertile et créatrice : ou il favorise la mobilité et valorise la vie, la joie, la liberté ; ou il insiste sur la fixité et met l’accent sur la mort, la culpabilité, la souffrance. Un cinéaste authentique travaille ces deux pôles tout en accordant une position dominante à l’un des deux. Terry Gilliam a une culture picturale, une formation de dessinateur, qui le rattachent davantage à l’image fixe qu’à l’image mobile. Certes, celle-ci, reste prioritaire puisqu’il s’agit de cinéma. Mais on la sent chez lui comme minée de l’intérieur par son origine existentielle. Il suffit de regarder comment cette mobilité vire au désordonné, à l’agitation, à la surexcitation, comment elle conduit droit à l’asile psychiatrique. Cette mobilité excessive est, évidemment, prise en charge par tous les moyens cinématographiques, caméra, sons, acteurs, dialogues, situations, montage. Mais elle ne peut masquer, mieux elle souligne, la présence de la fixité. Elle se porte sur James Cole, incarcéré, enchaîné, menotté, sanglé, drogué, hagard, réduit à l’état léthargique. Plus son corps est contraint à l’immobilité, plus son esprit erre, délire, feinte le réel. Il aspire à échapper à la fixité, à se fondre en une mobilité perpétuelle, à se libérer de toute contingence. Il entre en fuite comme on entre en religion, et même avive son plaisir à fuir en cherchant à fuir la fuite, ce qu’est chargée d’exprimer visuellement l’apparition des différents flashes-back. Chacun manifeste de plus en plus fortement la torsion entre l’aspiration à une mobilité sans fin, et l’empêchement de cette action, filmée au ralenti jusqu'à son inertie. Mais la volonté de James Cole d’échapper à la fixité ne protège que mieux l’intimité de la fixation. Sinon l’esprit de Cole ne pourrait retenir à son seul usage l’image - mi mobile mi immobile - de cette femme - mi en extase mi souffrante - qui, dans le troisième flash-back, éveillera son désir. Fuir, alors, pour s’enfermer à jamais avec elle, est la raison de son obsession, la justification, comme dans le Vertigo d’Hitchcock, de son idée fixe.

 

La caméra explore la folie : Dans L' Armée des douze singes, le déréglement spatio-temporel du monde est rendu sensible par les techniques et les angles de prises de vues.

dans la mise en scène même de Terry Gilliam. On notera que dans L’ Armée des douze singes, abondent d’incessants mouvements de recadrage. Dramatiquement, ils semblent inutiles. Leur nécessité doit être cherchée dans le trouble et l’impression d’instabilité fondamentale qu’ils suscitent. Ils s’opèrent dans le sens de la verticalité, soit vers le haut, soit vers le bas. La caméra ne repose quasiment jamais sur ses pieds. Elle est montée, et par là même peut descendre, sur la gamme multiple des leviers et grues qu’offre la technologie cinématographique. Nous en examinerons deux. La steadycam, en premier. On connaît son principe. Il s’agit d’attacher au bassin du cameraman un levier assez long au bout duquel est suspendue la caméra. Le technicien peut se déplacer rapidement, voire même courir, la caméra est toujours stabilisée. On obtient ainsi des effets de vitesse et surtout une grande légèreté et indépendance de la caméra, qui semble flotter dans l’espace, frôler les objets, les personnages et les décors, s’élever ou s’abaisser avec aisance. Bref, la caméra filme la réalité du monde avec irréalité. On se souvient de l’usage, en particulier dans les scènes de l’asile psychiatrique, qu’en fait Terry Gilliam. La sensation frénétique de vouloir fuir le monde est parfaitement rendue par ldébauche de mobilité ainsi étalée. La steadycam, portée loin du corps du preneur d’images, peut en effet basculer, faire chavirer l’espace, le pencher violemment de droite à gauche et inversement, bref s’amuser à un jeu où l’univers est mis sens dessus dessous, où il est, visuellement et concrètement, devenu insensé. Mais le levier que Gilliam privilégie essentiellement est la grue. N’inscrit-elle pas graphiquement la verticalité sur l’écran ? Notre cinéaste tire de ses mouvements des effets spectaculaires dont son film en regorge. Mais ici il pousse la malice jusqu'à intervertir (pervertir) la fonction de la grue. Il la filme en effet sur l’écran et met Cole en lieu et place de la caméra. Si bien que, élevé à une hauteur supérieure, il subit l’interrogatoire des savants du futur en les dominant. Idée géniale, riche de significations. Retenons en une. Un peu plus tard dans le film, Cole se retrouve dans cette même position. Face à lui, suspendu aussi à une grue, un globe énorme. Globe oculaire, poste de télévision rond ? Sa surface est bombardée de multiples images et informations. Comme si le cinéma était contaminé par le mortel virus télévisuel, comme s’il ne pouvait plus regarder, viser, fixer la ligne d’horizon, et s’ouvrir à l’univers. Ce cinéma-là se meurt. Désormais, le monde est livré à la télévision. L’optique de celle-ci est de le survoler verticalement, de recueillir, dans une course effrénée, une multitude de données qui se chassent les une les autres. Son besoin maladif de mobilité incessante nie la connaissance, n’offre qu’une accumulation de savoir ignorant ou criminel. Une lecture rendue possible par Gilliam, puisque ce discours est ouvertement tenu dans son film.

 

 

Le Langage du Film :

Les visions d'un artiste : Comme on visite l'atelier d'un peintre, on entre, avec L 'Armée des douze singes, dans l'univers d'un créateur d'images où tout célèbre l'art, et son histoire.

 

Le décor

Terry Gilliam est un créateur d’images qui accorde au décor une importance primordiale. Sa façon de le traiter est à l’opposé du rôle que la plupart des réalisateurs lui octroient. Le décor reste pour eux cette bonne vieille toile de fond théâtrale, interchangeable et indifférente, sur laquelle glissent situations et personnages. Pour Terry Gilliam, le décor est le corps du film. Il en exprime et en constitue le sujet. Il est la projection d’un imaginaire pictural que le dessin a fixé et qu’ensuite la photographie est chargée de concrétiser. Car - toujours la question de l’image fixe et de l’image mobile - le graphisme et la composition plastique sont ici les vecteurs du dynamisme du film. A chaque instant, le statique peut se changer en mouvement, comme ce lion, à la première sortie de Cole dans la ville dévastée, qui semble être une statue sur le fronton d’un édifice monumental, et qui est pourtant bien vivant, rugissant. Ou inversement, lorsque Jeffrey libère les animaux du zoo, ce tigre qui surgit derrière une statue d’ours. La présence des animaux dans L’Armée des douze singes est, d’une part, inspirée par La Jetée de Chris Marker (cf. page 22), d’autre part liée au fait que Gilliam conçoit le décor à partir de la notion obsessionnelle de cage. Aucun de ses films n’échappe à cette forme particulière du décor, offerte à notre regard dès le début de L’Armée des douze singes : sa fonction est de susciter un sentiment de blocage et d’inertie d’une telle violence qu’il libère une énergie rentrée, provoque une envie de fuite, appelle le besoin irrésistible d’échapper à l’encagement. D’où la logique surréaliste qui veut qu’un décor urbain écrasant et oppressant, vidé de ses habitants, soit habité par les animaux sauvages : le décor destiné à la jungle humaine se voit investi par la jungle naturelle. Ce renversement ouvre des échappées sur des images étranges et insolites, telles ces singes qui se faufilent sur les échafaudages de gratte-ciels ou ces girafes qui galopent sur un pont et dont les longs cous rivalisent avec les hautes tours verticales des immeubles derrière elles. Mais surtout, ces images, comme le décor, font sens. Elles ne sont pas des évasions poétiques comme les aiment tant les cinéastes sans envergure, elles participent à la réflexion et au discours développés par le film. Car l’Homme, au bout de son rêve insensé de conquête, possession et domination du monde, s’est pris lui-même comme animal de laboratoire, comme sujet d’expérience. Le thème d’une humanité en quête d’une connaissance qui la conduit à s’enfermer mentalement dans une cage et la prive à jamais d’avenir a déjà été exploré dans l’histoire de l’art. On ne s’étonnera donc pas de voir Terry Gilliam suivre une réflexion pessimiste, hantée par le complexe de Cassandre, activée par le millénarisme qu’ont illustré les peintres qu’il affectionne, Bosch, Breughel (dont est cité Le Triomphe de la mort), Dürer, Goya, les illustrateurs Gustave Doré ou Tenniel, lequel, par ses dessins dans les livres de Lewis Caroll, a frappé l’imagination de tant d’enfants anglo-saxons. On sera encore moins surpris, ici, de la référence à Piranèse et à ses fameuses prisons, soumises aux vertiges et aux abîmes de la verticalité. Certes, Gilliam s’éloigne de l’univers à la rationalité démentielle de ce singulier graveur, mais c’est pour mieux favoriser une vision fantastique à la fois baroque, maniériste et surtout expressionniste.

 

L'expressionnisme

L’influence de l’expressionnisme cinématographique se manifeste constamment dans L’Armée des douze singes et en impose, d’emblée, la thématique : un sentiment oppressant de culpabilité, une sensation constante d’angoisse, rendent difficile le combat du Bien face à l’omnipotence du Mal. L’expressionnisme est une réaction post-romantique, donc une révolte artistique, au tout début du vingtième siècle, contre l’évolution d’un monde imbu de ses certitudes rationnelles, féru du progrès bienfaisant de la science et du capitalisme industriel. Gilliam s’attaque à son axe moteur : celui métaphysique, moral, esthétique, politique du combat entre le Bien et le Mal. Avec cette idée profondément romantique, et plus encore germanique, selon laquelle le Bien ne peut triompher que si l’on se perd d’abord totalement dans le Mal. Mais tout se passe chez Gilliam comme si le Bien ne pouvait plus jamais gagner, comme si la contamination du mal, du virus du mal, avait pénétré définitivement l’esprit, l’âme et le corps de nos sociétés. L’influence de l’expressionnisme sera surtout rendue sensible par la mise en scène. Les formes qui caractérisent l’école expressionniste, bien que repensées et même souvent réinventées, pénètrent et irriguent le style de Gilliam. En premier lieu l’utilisation, déjà évoquée, du décor. Gilliam aime l’aspect trapu et sans grâce des édifices (bâtiments publics ou usines désaffectées) qu’il filme. La gare bien réelle qu’il métamorphose en aérogare appelle irrésistiblement le souvenir des décors en studio du Metropolis de Fritz Lang. Mais à l’opposé de ce film et de cet immense cinéaste qui nous décrivait un monde rigide, droit, massif à la logique effroyablement régimentaire, Gilliam favorise le désordre, le triomphe du bric-àbrac qui donne à voir une civilisation à la casse. Toujours dans la mouvance expressionniste, Gilliam perpétue le projet (plus intéressant intellectuellement que visuellement) du Cabinet du docteur Caligari (1919). Puisque les sujets ont un point commun - la vision du monde par un fou (mais qui et où est le fou ?) - Gilliam accentue les procédés de Robert Wiene. Déformation et distorsion des perspectives plongent le spectateur dans l’univers subjectif du héros qui vacille entre rêve et cauchemar, torpeur de la drogue et hyperlucidité des amphétamines. Gilliam poursuit la lignée fantastique de l’écriture expressionniste, en respecte l’évolution, en retient les apports. Il se souvient des focales, des plongées et contre-plongées excessives d’Orson Welles ainsi que son utilisation des escaliers (scène dans la maison du Docteur Goines). Il n’ignore rien des inventions d’Hitchcock (cité directement avec Vertigo et Les Oiseaux et indirectement avec La Mort aux trousses) dans les mouvements d’appareils, les positions graphiques des personnages dans le cadre, les effets de montage. Il évoque le goût du grotesque et du caricatural de Fellini. Et, évidemment, il n’oublie pas le dernier grand maître de l’expressionnisme moderne, Stanley Kubrick, auquel L’Armée des douze singes rend hommage. A plusieurs reprises, Gilliam s’inspire en effet ouvertement de 2001, L’Odyssée de l’espace. Terry Gilliam ne néglige donc aucun des procédés expressionnistes, pour mieux les renouveler. Ainsi du traitement de la lumière. Il abandonne le grand jeu du combat entre le noir et le blanc, l’ombre et la lumière, le Bien et le Mal, et adopte les lumières de Kubrick, qui nappent d’une teinte dominante l’ensemble du plan. La lumière en devient plus incertaine, traîtresse. Elle n’éclaire plus (la raison) mais diffuse l’incertain et l’indistinct, la confusion et le délire. Gilliam pousse encore plus avant. Il revient au principe des teintes qu’affectionnait le cinéma muet. L’image était, le temps d’une séquence, entièrement teintée (en bleu, ocre, rouge, etc.) pour  leurrer le spectateur en lui promettant la couleur. Mais cette teinte avait surtout pour fonction de plonger le public dans une idée mi-rationnelle, mi-fictive. Par exemple, le bleu exprimait la nuit, le rouge signalait un danger. Il faut, de la même façon, remarquer le bleuté qui couvre le paysage de neige du début de L’Armée des douze singes. L’impression obtenue rejoint celle que voulaient donner les cinéastes du muet : ce bleuté renforce la sensation d’un monde froid, glacé, que la neige, dans sa blancheur, n’aurait pas suffit à suggérer. Le traitement de cette teinte place ainsi cette scène, où James Cole sort des souterrains du futur, sous l’idée mentale et morale d’un univers définitivement interdit aux humains. L’éclairage, les couleurs et les sons ne sont plus synchrones avec le monde. Ils le rendent irrémédiablement autre.

 

L'affiche

Une banalité trompeuse Visages sur fond noir, entre portraits standards et obscurité symbolique.

Une affiche de cinéma, pour peu qu’il s’agisse d’une production ambitieuse, est réfléchie, discutée, travaillée au point de perdre tout innocence. Celle de L’Armée des douze singes est si parachevée qu’elle pourrait en paraître banale. Un examen attentif montre cependant un parti pris « d’éclairage ». La partie droite est plongée dans les plus noires ténèbres – trou noir du temps ou de la fin du monde. Comme s’en extrayant, le visage mal rasé de James Cole, orienté vers la gauche, occupe la partie haute et centrale du cadre. Son regard est fixé vers la gauche, avec crainte, méfiance, peut-être révolte. Trop haut perché il déséquilibre l’affiche et attire aussitôt l’attention : la star (Bruce Willis) est ainsi à la fois traditionnellement mise en lumière, et associée à l’obscurité, à une atmosphère inquiétante. Sur la gauche et plutôt vers le bas, les visages en enfilade de Jeffrey et Kathryn. La position de leurs têtes, orientées vers la droite, est inversée par rapport à celle de Cole. Est ainsi mise en évidence l’étrange relation qui unit les trois personnages, fondée sur le jeu du dédoublement. Le mouvement de la lumière importe là encore : elle effectue un demi-cercle, vient des ténèbres en accrochant les visages au passage, puis monte vers la gauche pour faire éclater une lumière jaune orangée sur des signes cabalistiques rouges. En réponse et reprise, dans la partie basse, à droite, le titre du film en rouge. Son chiffre douze, tremblé et déformé, rappelle les montres molles peintes par Salvador Dali, dénotant ainsi la recherche artistique du film de Gilliam, et pointant le thème du temps malléable, fluctuant, instable, pris dans une spirale folle.