Philippe
Lopes Curval, Scénariste de Boudu :
BOUDU vit
comme il l'entend. Il a depuis longtemps brisé les chaînes
des convenances, des fausses apparences, des codes de bonne conduite.
BOUDU emmerde la terre entière et la terre le lui rend bien.
BOUDU dit ce qu'il pense, au risque de choquer et de déplaire.
Sa connaissance de la nature humaine et son flair hors du commun lui
permettent de déceler immédiatement les travers de ceux
qui sont en face de lui. En l'occurrence, ici, l'égocentrisme
maladif et viscéral d'un couple de bourgeois bohème au
bord de l'asphyxie. L'arrivée de BOUDU chez ce couple, c'est
le grand coup de vent du large. La tempête, l'ouragan. Le couple
vole en éclats. Le navire prend l'eau de toutes parts. Mais BOUDU
prend garde qu'il ne sombre. En bon parasite, il a aussi besoin du bateau
et de son équipage...
BOUDU appartient à une espèce d'homme en voie de disparition.
C'est une rareté. Sa part d'enfance est toujours intacte. Il
peut sincèrement s'émerveiller devant une pâquerette.
On le dit fou. Il est simplement différent. Doit-on l'enfermer
pour autant ? La tentation est forte pour le personnage formidablement
incarné par Gérard Jugnot de le faire... Pas du tout parce
que BOUDU est fou, mais parce qu'il en a peur. Le personnage joué
par Catherine Frot va au contraire vers lui. Du coup, BOUDU devient
une sorte d'enjeu à travers lequel le couple s'affronte et se
révèle. BOUDU est un révélateur malgré
lui. Il nous ramène à des questions essentielles. Comme
par exemple la tolérance, la liberté d'aimer comme on
le souhaite... Le paradoxe de l'histoire c'est que, au fur et à
mesure que ce couple se recompose, BOUDU se décompose. Lui la
grande gueule, lui l'homme libre devient petit à petit tout ce
qu'il déteste. Il sent des chaînes s'enrouler autour de
lui... BOUDU explose à nouveau... Quitte à faire mal...
BOUDU n'est pas fait pour vivre entre quatre murs... BOUDU est un homme
libre, à la pensée libre, une sorte d'enfant sauvage au
charme extraordinaire et à la sensibilité à fleur
de peau... On ne peut pas ne pas l'aimer... Et pourtant qu'est-ce qu'il
est chiant !!! Et c'est rien de le dire... Si un jour vous le rencontrez,
ne l'évitez pas...
Entretien avec Gérard Jugnot, acteur et
réalisateur de Boudu
Comment
est né votre désir de tourner Boudu ?
Lidée ma été soufflée par JeanPierre
Guérin qui a produit le film avec moi. Au départ, il voulait
que jinterprète Boudu. Je lui ai dit : « Non, ce
nest pas un rôle pour moi. Je suis trop bien élevé
». Cétait juste après avoir joué dans
Volpone de Frédéric Auburtin avec Gérard Depardieu
pour la télévision. Le tournage sétait très
bien passé et javais été vraiment impressionné
par la puissance du jeu de Gérard. Jai dit à Jean-Pierre
Guérin : « Il ny a que Depardieu pour jouer Boudu
», et on en était resté là. Peu après,
je me suis lancé dans lécriture dAsterix 3
que Claude Berri mavait confiée mais le projet a capoté.
Cest alors que mon vieux complice Philippe Lopes Curval, à
qui Jean-Pierre Guérin avait demandé une première
adaptation de Boudu, me fait lire son travail. Je le trouve très
intéressant. Je retourne donc voir Jean-Pierre et lui propose
de retravailler le scénario et de faire Boudu avec Gérard
Depardieu.
Comment situez-vous votre version par rapport
à la pièce originale de René Fauchois, et au film
de Jean Renoir avec Michel Simon ?
Jai délibérément choisi de ne pas en tenir
compte. Je nai pas lu la pièce pas plus que je nai
revu le film de Renoir que jai découvert quand jétais
jeune, il y a plus de trente ans. Je nai pas cherché à
faire un remake mais plutôt une version nouvelle. On na
gardé de Boudu que le thème : cette espèce de personnage
à la fois anarchiste et poétique qui débarque dans
un univers bourgeois. En fait, on a travaillé à partir
de ladaptation de Philippe pour la transformer et linscrire
dans mon univers. Pour les films que je réalise jai besoin
dêtre à la base de lidée, de lenvie.
Celui-ci serait plutôt comme un enfant adopté et comme
souvent en matière dadoption (grâce à la complicité
de Philippe Lopes) la ressemblance avec le père et les autres
enfants est
flagrante. En voyant le film terminé, je trouve quil a
la petite musique que jaime donner à mes films.
Cest-à-dire
?
Lhistoire et le scénario original étaient très
durs, très noirs. Je me suis efforcé dy ajouter
un peu dhumanité pour arrondir tout ça. Comme dit
Boudu dans le film, « Ya de lhumain en toi, ma puce
», et cette réplique nest pas pour me déplaire.
Sur le papier, cest une histoire effroyable : ces « bobos
» en mal de réussite, en mal denfant, en mal damour
voient débarquer chez eux une sorte dange démoniaque
et exterminateur
Le thème sapparente beaucoup à
celui de Théorème de Pasolini ; Boudu en étant
en quelque sorte la version heureuse et soft. Ce qui me séduisait,
cétait ce personnage incontrôlable qui incarne tous
les fantasmes, une sorte de Jiminy Cricket égoïste, anarchiste
et destructeur qui, sans le vouloir ni même le savoir, bouleverse
tout sur son passage et finalement dénoue les crises. Et puis
pour moi, qui avais envie depuis longtemps de faire un film avec Gérard,
loccasion était trop belle.
Vous ne vous étiez jamais rencontrés
devant la caméra avant Volpone ?
Javais fait juste une journée de tournage sur Les Valseuses...
A un moment, javais pensé lui confier le rôle du
toubib dans Une époque formidable, mais au fond je crois que
jen avais un peu peur. Le tournage de Volpone nous a rapprochés
et ma rassuré. Gérard nest pas seulement un
acteur immense, cest vraiment quelquun hors norme : il donne
beaucoup mais vous demande aussi beaucoup. Il pompe littéralement
loxygène : il doit être responsable à lui
seul des excès de CO2 dans latmosphère
Il est toujours impatient sur un plateau car au fond, il nest
jamais aussi heureux quentre « moteur » et «
coupez ». Et dailleurs, très souvent après
« coupez » il y avait des sourires et des fous rires. Je
crois quil était heureux sur ce tournage, mis à
part évidemment ses cascades motocyclistes qui nous ont fait
très peur
Deux semaines après le début du
tournage, Gérard Depardieu a en effet été victime
dun accident de moto dont il est sorti avec une double fracture
ouverte à la jambe. Comment avez-vous réagi en apprenant
la nouvelle ?
Jétais dans la loge de maquillage quand on ma annoncé
son accident. Cela a été un choc bien sûr mais étrangement,
je suis resté plutôt serein. Je crois que cest beaucoup
grâce à léquipe magnifique qui mentoure.
On na jamais envisagé de renoncer. On sest adapté
avec calme. Mon assistant Hervé Ruet a passé trois nuits
blanches à refaire entièrement le plan de travail ; il
la transformé en une sorte de Jacques-a-dit : Depardieu
couché, Depardieu assis, Depardieu debout ne bougeant pas, etc
Et Gérard, qui possède une volonté vraiment exceptionnelle
et ne supporte pas dêtre diminué, est revenu au bout
de quinze jours en disant « Tout va bien, même pas mort
». Il sest efforcé de ne jamais nous rendre pesant
son accident alors quil était évident quil
souffrait encore. Mais de toute façon, je nai jamais imaginé
le film sans lui.
Quand Boudu sen va à la fin du film,
il dit : « Je ne suis que du vent, un vent de folie
».
On peut y voir une belle définition de Gérard Depardieu
Il y a beaucoup de choses qui correspondent à Gérard dans
ce personnage et cest ce que je trouve formidable. Il ne ferme
pas la porte des toilettes, il se montre à poil, il est exhibitionniste,
il lui arrive de péter
et en même temps, il est dun
charme, dune distinction totale. Dans les scènes finales
du film, il est dune grande beauté. Gérard a donné
à Boudu une dimension magnifique. Ce nest pas un personnage
denfoiré comme létait, dans mon souvenir lointain,
Michel Simon qui jouait un personnage très dur, très anarchiste,
méchant, voire agressif. Gérard, cest un vent de
folie qui fait du bien. Un coup de sirocco.
Et Catherine Frot ?
Elle est lune des plus grandes actrices de comédie quon
ait en France. Catherine a un sens inné et magnifique de la comédie.
Elle est belle, cest une bosseuse et elle a cette maîtrise
et ce sens du rythme qui lui permettent dévoluer sur un
registre très subtil. Elle est parfaite dans le rôle de
cette femme quelque peu malade des nerfs, ex-alcoolique mondaine qui
saccroche dans les mots et nest jamais sûre de ses
repères. Les excès licencieux du personnage la paniquaient.
A un moment, elle a envisagé dy renoncer. Je ne regrette
pas mon insistance car comme Gérard, elle a un jeu dune
grande rareté. Et puis avec elle, on a eu quelques belles «
sorties de routes » dans le jeu avec fous rires à la clé
Si lon retrouve des acteurs avec qui vous
avez déjà travaillé, comme Jean-Paul Rouve ou Hubert
Saint-Macary, on découvre aussi Constance Dollé.
Jai choisi Constance à la suite dune audition où
elle mavait emballé (merci Françoise Ménidrey
au casting). Elle a cette fraîcheur et cette vitalité qui
collent bien à ce personnage dingénue qui sait garder
les pieds sur terre
Elle a su échapper au cliché
de loie blanche. Elle a une grande intelligence du jeu. Et surtout
elle est très solide il le fallait pour tenir le coup
face à logre Depardieu. Jean-Paul, javais été
très heureux de faire Monsieur Batignole avec lui et jétais
content de le retrouver. Il a accepté de venir faire un clin
doeil avec ce personnage dartiste insupportable. Il joue
les personnages de « con fini » avec une délectation
formidable
Hubert Saint-Macary aussi a cette faculté. Dune
façon générale, quand je peux, jaime bien
retravailler avec les mêmes personnes, acteurs ou techniciens.
Cela génère un esprit de troupe pendant le tournage qui
me convient bien.
Et votre personnage à vous, comment le
définiriez-vous ?
Ce nest sans doute pas le personnage le plus excentrique de ma
carrière. Javais même un peu peur quil ne ressorte
pas face aux caractères fulgurants qui lentourent. Je dis
toujours quil ne faut pas faire le mariolle avec les personnages
et éviter de jouer autre chose que ce qui est écrit. Christian,
tout en subissant ce qui lui arrive, parvient quand même à
diriger sa vie. Cest le clown blanc que lon va suivre, auquel
le spectateur va sidentifier. Cest à travers son
regard quil va découvrir cette histoire.
Comment gérez-vous cette difficulté
qui consiste à être à la fois devant et derrière
la caméra ?
Ce nest pas vraiment un problème. Au contraire, jaime
ça. A condition justement que mon rôle soit dans le prolongement
de mon travail de réalisateur. Par exemple, si je peux imaginer
jouer Boudu dans le film dun autre, dans le mien, cela aurait
été impossible. Cest un personnage inconséquent,
excentré et excentrique qui est « incompatible »
avec létat desprit que requiert la mise en scène.
En revanche, avec le rôle de Christian, pivot de cette histoire,
qui se prend toutes les angoisses dans la figure en cherchant une issue,
je peux me nourrir de mes fatigues de réalisateur.
Il ny a jamais de tiraillements intérieurs
entre lacteur et le réalisateur ?
Il marrive parfois dêtre furieux contre lacteur
quand il ne sait pas bien son texte ou quil se crotte mais globalement,
ça se passe bien. Cette double fonction mamuse même
beaucoup. Et puis je ne me vois pas renoncer au plaisir de jouer avec
Gérard, Catherine, Constance et les autres
Cela dit, je
suis également très heureux dans les films des autres
avec une simple casquette dacteur. Ce sont deux plaisirs différents.
Précisément, comment situez-vous
les films que vous réalisez par rapport à ceux où
vous jouez seulement ?
Ils me sont forcément plus personnels, parce que je les écris
aussi. Même si Philippe apporte beaucoup, il est le porte-parole
de ce que jai envie dexprimer. Jaime la notion de
film dauteur grand public. En ce qui me concerne, jespère
quil y a dans mon cinéma une petite musique reconnaissable
qui se joue de film en film. Une musique où la compassion, lhumain,
la tendresse se mélangent constamment avec lhumour et le
burlesque.
Quels problèmes spécifiques de
mise en scène avez-vous rencontré sur Boudu ?
Cest un film qui parle beaucoup et je voulais éviter limpression
de théâtre filmé. Dès le départ, jai
donc eu le souci « douvrir » le film au maximum. Cest
pourquoi jai voulu tourner en Provence, pour y retrouver la lumière
de Cézanne que mon personnage vénère. Mon fidèle
décorateur Jean-Louis Poveda a découvert dans le village
de Géménos, près dAix, un château sur
lequel on sest appuyé pour construire tous les décors
du film : la petite place avec sa fontaine, ses pavés et ses
façades ; et puis les intérieurs : la galerie, lappartement
avec sa terrasse intérieure, la chambre de bonne et même
le salon du psy. Pour moi, faire construire tous ces décors dans
un même lieu - comme cétait déjà le
cas sur Monsieur Batignole - est un vrai choix de mise en scène
dans la mesure où il donne une cohérence et une atmosphère
qui se sentent à lécran. Sans compter que cela favorise
cet esprit de troupe que japprécie. Jai dailleurs
tourné très près des « studios » de
Pagnol.
Cest vrai que je suis entouré aujourdhui dune
formidable équipe que jadore. Cest la « dream
team ». A la limite, je pourrais ne pas être là
Cétait aussi très important pour moi de faire ce
film en scope, pour donner du champ, ouvrir des perspectives. On a tourné
beaucoup de scènes en extérieur. Je voulais quon
voie la Provence, quon la sente, quon lentende
Je disais souvent en plaisantant à mon opérateur Gérard
Simon : « Fais moi du Cézanne ! » Et je crois quil
la fait
Il y a très peu de
filmage à la main, tout est assez fluide. Je voulais une mise
en scène discrète et je suis très content parce
que cela bouge beaucoup - il y a peu de plans fixes - mais cela ne se
voit pas. Je reste partisan de ce principe : un travelling qui se voit
est un
travelling raté.
Il fallait une normalité dans le filmage à linstar
de mon personnage qui téléphone calmement la tête
en bas après son accident spectaculaire. Oui je crois que tout
le film est là : on marche sur la tête mais tout paraît
normal, simple. Une logique du rêve ou du cauchemar
Pareillement pour la musique, je voulais une cohérence avec ces
personnages de « bobos » abonnés aux grands festivals
lyriques. Je voulais quon entende ce quils écoutent
: de très belles choses, comme cette pavane de Fauré.
Que ce soit en peinture ou en musique, limpressionnisme est de
loin ce qui me séduit le plus. Je trouve quon y ressent
une sérénité magnifique. On sent quHiroshima
navait pas eu lieu, cétait une époque où
lon pouvait encore croire à la douceur de vivre. Dans «
impression », il y a « émotion ». Javoue
que jai du mal avec lart qui me laisse froid.
Boudu est votre neuvième film. Comment
définiriez-vous votre évolution depuis vos débuts
de cinéaste ?
Cest difficile et dangereux de parler de son travail. Néanmoins,
je pense que ce film est à la fois plus irrévérencieux,
plus amoral et beaucoup moins classique que ne létait Pinot
simple flic. Boudu possède une grande folie et ce qui me plait,
cest quil sagit dune folie douce. Lhumanité
est là pour arrondir les angles. A un moment, jai eu un
peu peur que le film manque démotion, or cest quelque
chose dessentiel pour moi, et plus encore avec lâge.
Cest ce qui faisait la grandeur de la comédie italienne
: on rit et en même temps, on est touché par lhumanité
qui sen dégage. Je rabâche dans mes interviews que
le rire est là pour alléger le drame et que le drame permet
aussi de donner du poids au rire. Je craignais donc que cet équilibre
là ne
méchappe. En voyant le film terminé, il me semble
que ce nest pas le cas. Plus lhistoire avance, plus le rire
se colore démotion.
Si vous deviez définir en quelques mots
ce que vous avez voulu transmettre au spectateur à travers ce
film ?
Il mest très difficile de répondre à cette
question. Cest aussi ce qui fait le mystère de notre travail
: on écrit des choses qui nous tiennent à coeur et qui
nous font rire sans vraiment savoir ce quon veut raconter précisément.
Dune certaine façon, cest
à partir de maintenant que je vais vraiment comprendre le film,
en le présentant aux gens, en faisant des débats, en rencontrant
des journalistes. On va me dire des choses qui vont me faire réagir
: « Ah, tiens, je navais pas vu ça ! ». Mes
films sont pour moi un moyen dexplorer ce que jai dans la
tête, y compris a posteriori. Cest pourquoi jattache
une grande importance à la période qui accompagne la sortie,
notamment les tournées en province : le film commence à
appartenir aux autres qui vont léclairer à leur
façon et faire apparaître un sens que je navais pas
forcément vu en le faisant. Cest une étape importante,
une sorte de psychanalyse sauvage assez marrante à vivre. En
revanche, par la suite, je ne revois plus mes films.